Au-delà d’un intérêt marqué pour l’histoire et la philosophie des sciences, le travail de Donatien Aubert s’articule aussi autour d’une critique des dérives du scientisme et des nouvelles formes d’irrationnalités qu’il a fait naître : de la fétichisation de la pensée technique à l’apparition d’un rapport au monde strictement instrumental.

 

La série des Architectures-spectres comprend des rendus photographiques et un prototype d’impression 3D (rétroéclairée) de projets architecturaux du XVIIIe, inspirés par le rationalisme des Lumières, mais esquissant déjà l’autoritarisme du positivisme triomphant du siècle suivant : le Panoptique (1780) de Jeremy Bentham et le Cénotaphe à Newton (1784) par Étienne-Louis Boullée.

 

Les rendus et l’impression 3D montrent ces bâtiments translucides, fantomatiques, comme des rappels menaçants d’un imaginaire auquel nous n’avons malheureusement que partiellement échappé.

 

 

Jeremy Bentham et l'utilitarisme

 

Le Panoptique a été conçu comme la concrétisation politique et sociale des préceptes éthiques de l'utilitarisme. Le panoptique est un espace carcéral imaginé par Bentham. De section cylindrique, il devait contenir des cellules disposées sur le pourtour intérieur du bâtiment. Du centre se serait dressé une tour de garde, permettant à un gardien de contrôler les prisonniers, incapables de savoir s'ils étaient surveillés, et donc contraints d'adopter le comportement requis à leur réinsertion sociale. Bentham pensait pouvoir adapter le modèle du panoptique aux usines de sorte à permettre une coordination plus efficace des ouvriers. Son projet de panoptique s'intègre de manière plus générale à la philosophie utilitariste dont il est le fondateur. Bentham était eudémoniste ; il pensait que la nature humaine motivait notre espèce à rechercher le bonheur, à maximiser nos plaisirs et minimiser nos souffrances. Naturaliser la recherche du bonheur, oblige l'État dans l'éthique utilitariste à pourvoir au bonheur du plus grand nombre, indépendamment de toutes autres implications morales. Une population servile mais heureuse remplirait les objectifs que Bentham s'était fixé. Dans ces conditions, le système qu'il propose légitime l'aliénation de quelques-uns si celle-ci garantit le bonheur de tous les autres. Pour équilibrer ces choix, Bentham entendait procéder à un calcul utilitariste des plaisirs et des peines provoqués par les politiques publiques.

 

Le dispositif du Panoptique a été abondamment revisité dans la littérature contemporaine portant sur les nouveaux dispositifs de surveillance mis en place à travers le monde (dans les autocraties comme dans les pays démocratiques). L’infrastructure du réseau internet et les protocoles qui organisent le web en font des outils de surveillance adaptés aux objectifs poursuivis par les institutions de renseignement tout autour de la planète. Tristement, la société contemporaine a concrétisé sur ce plan le programme de Bentham : chacun se sait surveillé et vit cette nouvelle condition avec une appréhension diffuse, indépendamment de la nature de ses propres comportements. Les rendus photographiques réalisés pour la série des Architectures-spectres présentent le bâtiment de Bentham translucide : en révélant sa structure interne, elle le rend potentiellement inopérant (chacun pouvant juger de la présence ou de l’absence de gardien).

 

 

Étienne-Louis Boullée et le culte de la Raison

 

Étienne-Louis Boullée a participé activement à la Révolution française en tant qu'académicien. Ses projets inscrivaient le néoclassicisme au service de la pensée des Lumières et de la Révolution. La spécificité de son architecture réside dans son recours systématique à des volumes géométriques purs et massifs, portés à des échelles monumentales. Son Cénotaphe à Newton exemplifie typiquement son style formel. Le cénotaphe aurait pris les proportions d'une sphère de 150 mètres de diamètre, couronnée de cyprès. Elle aurait abrité une réplique du système solaire susceptible d'être utilisée comme modèle d'enseignement de la mécanique céleste et de la gravitation universelle, telles que formalisées par Newton. Newton a participé à la modernisation de la Royal Society en Angleterre, et a opéré en tant que personnage historique la synthèse entre l'alchimie et la mécanique céleste. Pour les élites intellectuelles européennes, des Lumières et des francs-maçons, il était considéré comme un géomètre divin. Le culte de la Raison instauré par Jacques-René Hébert (un révolutionnaire jacobin) visait à sacraliser la pratique scientifique en sanctifiant ses plus grands génies. Il devait permettre à la manière du culte de l'Être suprême, mis en place par Robespierre, de conférer aux motivations républicaines de la Révolution une légitimité transcendantale. Il réifiait les scientifiques importants de l'Histoire, en leur donnant le statut de grands initiés, à la manière des prophètes des religions révélées. Le projet de Boullée suit cet objectif : l’usage de volumes massifs visait davantage à créer en Newton une nouvelle figure dévotionnelle plutôt qu’à transmettre le savoir. La maquette imprimée en 3D, rétroéclairée, suscite la curiosité et la fascination autant qu’elle sert de repoussoir, pour un passé qui aurait pu glisser dans un autoritarisme d’inspiration scientiste.

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